samedi 28 mars 2015

Patrick Ringgenberg : le peintre, entre l'art et le Christ


Saint Luc peint une icône de la Vierge.

Peintre inconnu, Russie, début 15e siècle.
Source de l'image : Wikimedia Commons




Des premiers siècles jusqu’à la synthèse byzantine des Ve-VIe siècles, l’histoire de l’art chrétien peut être lue comme un enfantement et un passage : une transformation de l’Esprit en tradition esthétique. Le travail civilisateur du Christianisme fut de remodeler l’héritage antique pour le rendre conforme à la vision que le chrétien a de Dieu et à la vision que le Christ a de l’homme. 

En effet, toute beauté peut relever d’une esthétique, mais toute esthétique ne s’enracine pas dans une spiritualité de l’intelligence. Pour le Christianisme, les œuvres de l’Antiquité véhiculaient une image positive de l’homme, faite de puissance, de grandeur et de noblesse ; mais ni cet homme ni cette image ne correspondaient à l’Homme révélé par l’Incarnation. 

A l’imitation sensorielle et psychologique du visible propre à l’Antiquité, l’icône substitue ainsi un symbolisme de l’incarnation spirituelle. Les saints sont représentés frontalement pour faire face aux spectateurs, et pour instaurer une relation directe entre l’image et la contemplation. Les rares représentations de trois quarts ou de profil sont réservées aux scènes de la vie du Christ ou des saints.

Les corps eux-mêmes perdent la sensualité, la dynamique, le réalisme qu’ils possèdent sur les bas-reliefs ou les peintures gréco-romains. Les artistes abandonnent les proportions classiques pour allonger et amincir le corps, intérioriser les gestes et universaliser l’expression. Un vêtement ample et stylisé, aux plis finement calligraphiés, recouvre entièrement des corps statiques, dématérialisés et dépassionnés, au charisme intérieur et rayonnant. Les visages connaissent une mutation analogue : deux grands yeux, ouverts sur l’Invisible et fixés sur la terre, soulignés par des sourcils noirs et des nez effilés, sont le cœur d’un visage dépourvu de modelés et de superflu. Les personnages sont à la fois intimes par leurs vérités physiques, lointains dans leur hiératisme, immédiats dans leur présence.

Comme dans le climat de silence des monastères, où le geste le plus infime prend un poids insoupçonné, l’icône est un monde de silence où les moindres détails éclatent comme une parole intense et inépuisable. Les vêtements des saints, qui les voilent tout en les révélant, ne laissent apparaître que le visage, image du cœur, et les mains, « langue » du visage. Les habits peuvent être royaux et richement ornés, pour suggérer la gloire de l’âme en Dieu, ou modestes, pour montrer son effacement dans le Verbe. Tout, dans l’attitude des figures, est signifiant, habité, apaisant. En se tenant droit, les personnages expriment une majesté, une transcendance, une noblesse qui appartiennent à l’Esprit, à leur vocation, à l’être de l’homme. Penchés, les courbures de leur corps évoquent alors la miséricorde, l’humilité, la souplesse et la douceur. L’expression de leur bouche ou de leurs yeux ne révèle ni rire, ni sourire, ni tristesse, mais un mystère de paix et de renouveau, au-delà des sentiments changeants des visages : leur « neutralité expressive » n’est pas froideur ou indifférence, mais un équilibre entre l’indicible, la pudeur et le rayonnement de la sainteté. Les gestes de la main disent sans bruit une relation de don de Dieu à l’homme. Le geste de tendresse de la Vierge ou le geste de bénédiction du Christ manifeste pour toujours cette grâce jaillie du Verbe et  que l’icône communique toute entière.

Le dépouillement esthétique des visages et des corps détermine également la mise en symbole des décors. Les personnages isolés sont représentés sur un fond d’or uniforme, qui supprime l’espace aussi bien que le temps et dont la luminosité déborde le cadre de l’image. Rien ne projette d’ombres et n’ombre le regard. L’icône exorcise les clairs-obscurs : elle montre un monde pénétré de l’intérieur par une clarté métaphysique. Dans les scènes de l’Ancien ou du Nouveau Testament, la nature, les objets ou les édifices sont également traités selon une intelligence iconique. Celle-ci stylise leurs apparences en quelques traits, afin que le spectateur puisse reconnaître immédiatement tel paysage ou tel lieu biblique, sans être dévié du sens de la scène par une surcharge de détails ou une théâtralisation hors de propos.

Les scènes sont structurées par des formes géométriques fondamentales : le cercle, le carré, le triangle, la croix ou la mandorle. D’un point de vue pratique, elles aident le peintre à organiser l’espace de l’image, les proportions et les rapports de ses éléments ; d’un point de vue symbolique, elles renforcent le sens de l’image, dévoilent une signification cachée et régissent des champs de force spirituels ; d’un point de vue contemplatif, elle fixe et charpente le regard du spectateur.

Dans la Trinité de Roublev (v.1360-1430), le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont représentés par trois anges, inscrits dans un cercle. A la fois cachée sous le dessin et reconnaissable par la position des anges, cette circularité régit la composition et le mouvement de l’image et suggère l’unité infinie de la Trinité, son éternité et sa perfection.

La scène de la Dormition de la Vierge est principalement régie par la croix. La branche horizontale « dessine » la Vierge étendue sur son lit et entourée des apôtres, alors que la branche verticale suit la position du Christ-Verbe debout derrière le lit, environné d’anges et tenant la Vierge glorifiée dans ses bras. Symbole de la réceptivité, de l’humanité, du cosmos,  l’horizontalité révèle la nature de la Vierge, figure de l’Humanité, de l’ouverture et de la confiance en Dieu. La verticalité, en revanche, est un symbole d’activité, d’ascension et de transcendance : elle désigne la fonction déterminatrice du Verbe. La branche horizontale est aussi le monde du devenir et de la mort, la branche verticale celui de l’immuable et de l’immortalité. Par la croix, l’icône montre la coexistence de l’éphémère et de l’éternité, puis le retour des créatures dans le Verbe, en lequel rien ne meurt.

Dans les icônes de la Transfiguration, on peut reconnaître un triangle posé sur la pointe déterminant la forme de la montagne, alors que la lumière du Christ est suggérée par un cercle ou une mandorle. Comme dans les exemples précédents, ces formes soulignent la valeur archétypique de la montagne, symbole de l’élévation vers Dieu, de l’axe reliant la terre et le Verbe, et d’une création hiérarchisée. Au sommet de la montagne cosmique, le Verbe rayonne, debout sur l’univers dont il est le Créateur et le Sauveur ; comme un cercle, sa lumière enveloppe toute la création et se diffuse partout de manière égale.

Pour construire des volumes, l’icône développera un type de perspective dite inversée. Son principe est en quelque sorte opposé à la perspective mathématique élaborée par la Renaissance. Au lieu de placer le ou les points de fuite à l’horizon, pour pouvoir tracer les diagonales qui donneront l’illusion de la troisième dimension, l’icône les place au bas de l’image : les lignes des volumes semblent alors converger vers le spectateur, et non dans une profondeur en trompe-l’œil. Ce procédé, qui permet de dessiner les meubles ou les parallélépipèdes des maisons, déforme les volumes, pour manifester l’infini sans espace de l’Esprit. Elle relie aussi le sens caché de l’icône au regard secret de l’homme : le point de fuite n’est pas l’horizon passager du monde, mais le cœur où Dieu se révèle à l’homme et où l’homme voit Dieu. 

L’icône terminée, l’iconographe inscrivait encore le nom, généralement abrégé, des personnages représentés, en grec dans le monde byzantin ou en slavon dans le monde russe. Sur la peinture sur bois, la fresque ou la mosaïque, le nom permet de reconnaître les saints et les anges et surtout d’inscrire leur rayonnement vivant dans la représentation. Car le nom sacré – de Dieu, du Christ ou de la Vierge – ou le nom sanctifié – des apôtres et des saints – relie directement à la réalité spirituelle qu’il désigne. Le nom de Jésus-Christ est une icône sonore et graphique, qui renferme potentiellement la présence du Verbe lui-même. Par le rite ou la prière, cette présence est actualisée et le nom revêt alors une efficacité sacramentelle, spirituelle et alchimique. Répété inlassablement dans le silence du cœur, avec une juste concentration et une intention droite, le nom de Jésus-Christ devient comme un feu intérieur, qui ne brûle pas, mais purifie, pacifie et illumine l’âme et le corps. Aussi, tout comme dans l’Antiquité la pose des yeux donnait vie à la statue, l’inscription du nom dans l’icône lui insuffle la présence du Nommé.


Extrait de L'art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu (droits réservés).

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