samedi 28 mars 2015

Pascal Meier : peindre les Beatus, les étapes pratiques


Pascal Meier, La félicité des élus dans la nouvelle Jérusalem (Ap 22, 1-5), folio 65.
Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 460 x 295 mm.
Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).


Chaque étape pratique correspond à une transformation de l’être. Ceci est valable tant pour l’icône que pour l’enluminure. Le peintre d’icônes va, en général, des couleurs les plus foncées aux plus claires, autant dire vers la lumière. Pour l’enluminure, chaque couleur a pour source la lumière et reflète un aspect de celle-ci, tout comme un être spiritualisé reflète un aspect du divin. Les formes dessinées, qui relèvent de l’intellect pour leur conception, se colorent par une âme réceptive à la Beauté divine. En quelque sorte, l’enlumineur brille par sa foi et colore sa spiritualité contemplative en Dieu. L’âme peut être illuminée de l’intérieur par la création d’une miniature en rendant aux couleurs leur éclat et en revivifiant la vision contemplative portée sur les formes symboliques.

Les étapes pratiques de cet art que j’ai pu réaliser à ce jour se résument dans ce qui va suivre. Je commence directement sans couche de fond préalable par le tracé des formes à la mine de plomb. Cette technique me permet d’intervenir à tout moment pour une modification ou un changement à effectuer. L’encre vermillon, d’une belle couleur rouge vive, vient recouvrir les contours du dessin préparatoire. Cette étape permettra, au moment de la pose des couleurs, d’éviter de perdre le tracé déjà établi. Pour une bonne partie des Beatus, les formes étaient tracées au préalable en rouge. Cela se remarque notamment pour les miniatures de l’Escorial. Intervient ensuite l’art d’enluminer proprement dit : les couleurs sont obtenues par le mélange de pigments en bonne partie minérale et quelques pigments d’origine végétale avec du jaune d’oeuf et un peu d’eau. Cette technique qu’on appelle « tempera » est très ancienne et aurait déjà été utilisée au temps des Romains. À de rares occasions, j’ai employé de la glycérine ou de la gomme arabique. Ces produits sont utilisés essentiellement comme liant avec le pigment, mais leur tenue est plus fragile que le jaune d’oeuf. D’autant plus que l’intensité lumineuse des couleurs est modifiée par tel ou tel produit employé. Pour certaines couleurs chaudes, en l’occurrence comme le rouge, j’ai appliqué la couleur avec une sorte de liant gouache déjà préparé. Ce choix a été intentionnel. Il apparaît par ce procédé une couleur plus mate mais à l’aspect plus velouté qui contraste avec la qualité de brillance rendue par la tempera. Ce jeu de consistances picturales autres et de rapports colorés différents changent notre perception des choses : les figures peintes à la tempera donne l’impression de briller de l’intérieur ; elles paraissent jaillir des fonds mats à la résonance plus matérielle de la couleur.

L’avantage principal de l’utilisation des pigments se trouve dans la préparation personnalisée des couleurs. En effet, chaque peintre peut ainsi créer ses propres couleurs à partir des pigments qu’il aura choisis. L’enlumineur pourra obtenir les intensités colorées souhaitées ou, par mélanges de pigments divers, des teintes plus nuancées. Selon sa perspective picturale, il peut créer toute la gamme de couleurs qu’il désire. À chaque nouvelle miniature ou selon le temps de réalisation de certaines, je prépare à nouveau mes couleurs avec les pigments adéquats.

Suivant l’oeuf employé, sa durée de conservation est de deux à trois jours si l’on veut obtenir une qualité optimale. Pour une meilleure préservation dans le temps, l’oeuf peut être mélangé avec un peu de bière ou de vinaigre. Bien souvent, il faut deux oeufs pour concevoir une miniature. Je commence par prendre la quantité de pigment que je souhaite utiliser et je le dépose dans un récipient émaillé qui préserve, à mon sens, mieux les couleurs. Ensuite, j’additionne du jaune d’oeuf avec un peu d’eau pour diluer le tout. Une colle avec du jaune d’oeuf ou de la caséine peut également être utilisée pour la dilution. D’autres procédés existent également (1). Le dessin préparatoire m’invite à contourner les formes et à peindre en fonction des surfaces disponibles. Un chiffon doux permet d’empêcher de frotter de notre main les surfaces déjà peintes afin d’éviter de les abîmer.

Comme j’aime travailler le pigment avec ce qu’il m’offre, certains d’entre eux sont plus transparents malgré l’usage d’un même liant. La quantité de ce dernier joue bien sûr un rôle dans l’aspect définitif de la couleur. Pour supprimer cette transparence, les couleurs doivent être gouachées avec l’adjonction de blanc de Meudon ou peintes une seconde fois. Il existe plusieurs façons d’obtenir une couleur avec telle opacité, brillance ou consistance. Il faut cependant veiller à ce que certains pigments ne soient pas mélangés avec d’autres qui ont pour effet des réactions chimiques modifiant dans le temps l’aspect escompté. Utilisée à l’état pur, la couleur a l’avantage de ne pas, normalement, faire encourir ce risque.

Comme je l’ai déjà évoqué précédemment, la peinture mozarabe subjugue par sa gamme chromatique saturée à l’extrême et par la franchise colorée des surfaces. Cette perspective est une parmi d’autres. Cependant, son rôle est déterminé par le contenu même de la vision peinte. Ces couleurs, aussi sensibles soient-elles, préfigurent la luminosité colorée du Paradis. Ces couleurs invitent donc l’âme à contempler et à refléter les couleurs d’en haut et de s’y « plonger ».

Tout comme pour une icône, j’applique les couleurs dans un ordre précis. Je débute par les bandes du fond de la composition. Je poursuis par les éléments architecturaux (avec lampes, autel, etc.), les animaux (bêtes, chevaux, etc.), les vêtements et leurs accessoires (couronnes, livres, etc.), pour terminer sur les visages et autres parties visibles du corps. Le cadre est peint en dernier ainsi que l’intervention de l’or sur les différents éléments tels que nimbes, livres ou croix. L’usage traditionnel veut que l’or soit déposé en premier afin d’éviter que des particules dorées viennent se déposer sur les couleurs. Comme je dépose l’or généralement au pinceau avec de la coquille d’or ou par mélange de jaune d’oeuf et d’alliage doré, je n’ai pas l’inconvénient de la feuille d’or qui se colle sur les couleurs, exception faite de la réalisation des dernières miniatures. Grâce à ce procédé, je peux mieux me rendre compte, dès le début, de l’effet que j’obtiendrai en répartissant les couleurs principales de la composition. La finition des détails observe la règle suivante qui se retrouve bien souvent dans la peinture chrétienne : je pars de l’ensemble pour me diriger vers les détails et je procède des éléments d’importance secondaire vers les éléments principaux. Pour le traitement des vêtements, par exemple, plusieurs couches de couleurs ont été appliquées. Les couches successives donnent à la couleur un aspect plus dense et une coloration qui ne peut s’obtenir par le mélange des couleurs sur la palette. Ainsi la richesse colorée est indéfiniment variée. Un rehaut de bleu clair obtenu par un mélange de différents pigments ajoute un éclairage et un relief singulier aux vêtements. Tout à la fin, je retrace avec une plume l’ensemble de la miniature à l’eau de noyer, afin de rendre à nouveau pleinement intelligible le dessin.

Bien qu’au départ le dessin au graphite s’établit dans sa structure générale avec la règle, l’équerre et le compas, le dessin préparatoire à l’encre vermillon s’effectue à main levée ainsi que la phase finale à l’eau de noyer, d’où une irrégularité du dessin. Vie aussi, car les traits dessinés sont donnés par l’impulsion de la main répondant de la personne, de sa vigueur et de son âme. Le dessin est directement appliqué sur le papier. Aucune esquisse, aucun calque ou quoi que ce soit n’a été employé. Les corrections ou modifications ont été directement rapportées sur l’image. À de rares occasions, j’ai recommencé entièrement la composition de l’image sur un autre papier. Quand nous avons les modèles qui conviennent et une conception claire dans notre tête, tout se réalise sans recherches pénibles ; et le temps vient s’inscrire autrement dans notre vie au quotidien. Un temps qui désire rejoindre l’éternité sous une forme particulière de prière.
Note

1. Voir à ce sujet : Dom Paul BLANCHON-LASSERVE, moine de Solesmes, Écriture et enluminure des manuscrits du IXe au XIIe siècle, Abbaye St-Pierre de Solesmes et Abbaye de St-André, 1926 ; Théophile,prêtre et moine, Essai sur divers arts, trad. comte Ch. DE L’ESCALOPIER, Clermont-Ferrand, Paleo, 20042 ; Cennino CENNINI, Il Libro dell’arte, trad. Colette Déroche, Champigneules, éd. Berger-Levrault, 1995.

Texte extrait de Pascal Meier, L'Apocalypse de Jean enluminée, Ed. Saint-Augustin,  (droits réservés). 

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