samedi 28 mars 2015

Extrait de mon prochain écrit : "Heureux les vainqueurs dans l'Apocalypse"



Pascal Meier, Au vainqueur, je donnerai à manger de l'arbre de vie, folio 7b
tempera, or en feuille et eau de noyer sur papier blanc narcisse vélin Richard de Bas,
format : 240 x 300 mm (droits réservés).


«  Au vainqueur, je donnerai à manger de l'arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. » (Ap 2, 7), folio 7b
                   
« Au vainqueur, je donnerai... » ce qui convient de lui donner. Le Christ donne, il fait don de la vie comme il a donné sa vie sur la Croix pour tous les hommes. Dans cette miniature en lien avec la première lettre adressée à l'ange de l’Eglise d'Ephèse, le Christ donne au vainqueur le fruit de l'arbre de vie. Il ne s'agit plus du fruit défendu du paradis, mais bien celui de la vie où la mort ne sera plus. Cet arbre de vie se trouve être dans le paradis de Dieu ; ce qui revient à dire que le vainqueur retourne auprès du Père, à l'origine. Cette promesse d'un bien des origines fait écho à l'injonction du Christ de retrouver l'ardeur des commencements auprès de l'ange de l'Eglise qui est à Ephèse : « Mais j'ai contre toi que ta ferveur première, tu l'as abandonnée. Souviens-toi donc d'où tu es tombé : repens-toi et accomplis les oeuvres d'autrefois. » (Ap 2, 4-5)
Un chrétien peut très bien participer avec une grande régularité aux cultes et aux réunions de son église tout en ayant quelque peu perdu de vue son premier AMOUR pour le Seigneur, ce qu'il a poussé dans sa vie à être en présence de Dieu, à cette RENCONTRE qu'il a orienté dans ses choix de vie non seulement pour lui-même, mais aussi en lien avec les autres, chrétiens ou non. Aussi, fait-on les choses par devoir ou par AMOUR ? Si nous voulons demeurer des vivants, il nous est demandé de garder cette conscience de commençants, il nous est demandé de revenir sans cesse à la clarté de nos commencements. Afin de ne pas perdre sa lumière signifiée par un « chandelier d’or » (cf. Ap 2, 5), il est demandé à cette Eglise de se souvenir de ses débuts, de sa vivacité à vivre bien et à faire le bien tout en résistant au mal, autrement dit de « ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas » (Ap 2, 2), à ces menteurs, et des « œuvres des Nicolaïtes » (Ap 2, 6) qui désignent ceux qui sont des prétentieux et des querelleurs. Au vainqueur de cet ESPRIT DE prétention et de querelles, il est donné de pouvoir goûter du fruit de « l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. » Par ailleurs, avoir à nouveau accès au paradis était une espérance que l'on retrouve dans les écrits juifs de la période du second Temple. Et l'arbre, dont on parle, se trouvait lui aussi dans ce paradis où Adam et Eve avaient pris du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. N'est-il pas mentionné dans la Genèse (3, 22) : « L'Eternel Dieu dit : « Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous pour la connaissance du bien et du mal. Maintenant il faut l'empêcher d'avancer sa main, de prendre encore du fruit de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement. » Puis plus loin : « Après avoir chassé l'homme, Il plaça à l'orient du jardin d'Eden les chérubins armés d'un glaive à lame flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie. » (Gn 3 , 24)
Dieu ne voulait-il pas épargner l'homme de s'établir éternellement dans le péché, d’entrer en rivalité et en refus de Dieu, en empêchant sa main de prendre du fruit de l'arbre de vie ? Et le vainqueur dont on parle, n'est-il pas celui qui renie par le combat spirituel le péché, le diable et son empire, et dont l'amour pour Celui qui s'est fait homme persévère jusqu'à la fin, malgré ses faiblesses et ses fragilités ?
Pour le bienheureux vainqueur, il s'agit de manger de l'arbre de vie que tend le Christ par un fruit rond et doré sur cette miniature. Cela peut nous rappeler les fameuses « pommes d'or du jardin des Hespérides » 1). En mangeant de ce fruit, le vainqueur ingère, on pourrait même dire qu'il « incorpore » la vie. En mangeant de ce fruit, le vainqueur est guérit du péché par le pardon tout de miséricorde de Dieu où l’arbre de vie révèle le pouvoir purificateur et sanctificateur de la grâce divine. De quel fruit s'agit-il exactement ? Nul ne le sait ! Ni rouge, ni vert, ni jaune, ni orange, ni violet ou encore brun, le fruit que le Christ tend au vainqueur est tout de lumière, semblable aux auréoles des saints. C'est la Vie qui est remise en cadeau.
Lors de l'Eucharistie, l'hostie (hostia : victime) que prend le croyant est pareillement rond, mais non dorée ; et pourtant, c'est la vie éternelle qui est offerte au creuset des mains du pécheur, c'est le Corps du Christ mort et ressuscité pour nous qui se donne à chaque célébration. Quel don plus précieux, si ce n'est celui de la vie ? Le vainqueur est parfaitement conscient de cela. C'est pourquoi il tend ses deux mains, de sorte qu'il prend aussi bien par le haut que par le bas ce fruit plus que précieux à ses yeux, car ce n'est pas seulement la vie qu'il va prendre, mais la vie en Christ pour des siècles et des siècles, une vie de communion d'amour pour toujours. Il est tellement conscient de cela, qu'il incline sa tête en signe d'humilité et de reconnaissance auprès du Christ qui le fixe avec assistance comme pour lui montrer son intérêt à celui qui a vaincu le mal et la mort tout comme lui.
Le Christ prend bien soin de lui montrer la provenance du fruit qui lui tend en indiquant un arbre majestueux dépassant le cadre de la miniature. Avec une main pleinement ouverte qui ne retient aucunement le fruit donné, le Christ entre en relation avec le vainqueur. Par ce seul geste, le Christ désire partager cette vie. Vie du Ressuscité qui revêt l'habit blanc plus éclatant que le soleil. Le Christ et le vainqueur se trouvent sur un même plan, l'un n'est pas plus grand que l'autre, car l'amour qui les relie n'a pas besoin de se distinguer par une différence de taille.
Comme un soleil orange qui semble l'illuminer de l'intérieur, l'arbre de vie contient des fruits à profusion ; et la luxuriance végétale donnée par son feuillage indique sa vivacité. Présent dans la Jérusalem nouvelle (cf. Ap 22, 2), l'arbre de vie se trouve au milieu de la place de la cité du salut et produit douze récoltes en donnant chaque mois son fruit, signe du renouvellement cyclique, qui là, ne s'arrête jamais.
Alors que l'arbre de la connaissance du bien et du mal a servi par son feuillage à cacher la nudité du premier homme, le feuillage de l'arbre de vie sert à la guérison des nations. Alors que l'arbre de la connaissance du bien et du mal a été l'instrument de la chute du premier homme, l'arbre de vie sera celui de sa victoire en devant passer par celui de la Croix, instrument de supplice et de rédemption, autrement dit du passage par la mort vers la vie. Le Christ a donné, donne et donnera au vainqueur, à celui qui le désire avec ferveur, cette vie éternelle qui est déjà donnée à l'Eucharistie.


1) Dans la mythologie grecque, les Hespérides sont les nymphes du Couchant, filles d'Atlas et d'Hespéris. On en compte traditionnellement trois qui résident dans un verger fabuleux : le jardin des Hespérides. Héra leur avait donné pour tâche de veiller sur les pommes d’or du jardin des Hespéride qu'elle leur avait confiées, et leur avait pour cela adjoint l'aide du dragon Ladon. Une des sources est : Apollodore , Bibliothèque, (II, 5, 11).

Pascal Meier : commentaire sur la Jérusalem céleste



Pascal Meier, la Jérusalem céleste, folio 64.
Tempera, or en feuille, eau de noyer sur papier d'Arches, format : 420 x 420 mm.
Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).

 " Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus. Je vis aussi la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse qui s’est parée pour son époux. Et j’entendis une voix forte qui venait du trône, et qui disait : « Voici le tabernacle de Dieu au milieu des hommes ! Il habitera avec eux, et ils seront son peuple ; Dieu lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux ; la mort ne sera plus, et il n’y aura plus de deuil, ni cri, ni souffrance ; car les premières choses auront disparu ». Celui qui était assis sur le trône dit : «  Je vais renouveler toutes choses ». (Ap 21, 1-5) … et il (un des sept anges) me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, resplendissante de la gloire de Dieu. Son éclat était semblable à celui d’une pierre précieuse, d’une pierre de jaspe, transparente comme du cristal. Elle avait une grande et haute muraille, avec douze portes, et sur les portes étaient douze anges, et des noms inscrits, qui sont les noms des douze tributs des enfants d’Israël : à l’orient, trois portes ; au nord, trois portes ; au midi, trois portes ; à l’occident, trois portes. La muraille de la ville avait douze fondations, sur lesquelles étaient douze noms, les noms des douze apôtres de l’agneau. Celui qui me parlait tenait une canne d’or pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville était disposée en carré, et sa longueur était égale à sa largeur. Il mesura la ville avec le roseau ; elle avait douze mille stades ; sa longueur, sa largeur et sa hauteur étaient égales. Il mesura aussi la muraille ; elle avait cent quarante-quatre coudées, mesure d’homme, qui était aussi mesure d’ange. La muraille était bâtie en jaspe, et la ville était d’or pur, semblable à un pur cristal. Les soubassements de la muraille de la ville étaient ornés de pierres précieuses de toute espèce.  (Ap 21, 10-19)… Les douze portes étaient douze perles, chaque porte formée d’une seule perle. Et la place de la ville était en or pur, semblable à un cristal transparent. Je n’y vis point de temple ; car c’est le Seigneur Dieu tout-puissant qui en est le temple, ainsi que l’agneau. La ville n’a pas besoin ni de soleil ni de la lune pour l’éclairer, et l’Agneau est son flambeau. Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y apporteront leur gloire. Ses portes ne se fermeront jamais pendant le jour ; et là, il n’y aura plus de nuit. On y apportera la gloire et les richesses des nations ; il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. " (Ap 21, 21-27)
L’Apocalypse est au fond un retour inévitable à Dieu qui s’insère dans le silence d’un cœur ouvert à sa révélation ; elle demande finalement l’avènement et le règne de Dieu dans son impératif : « Viens ! » (Maranatha). Et ce qui vient, c’est la vie nouvelle du Ciel, la vie éternelle et abondante donnée par Dieu de tout son amour. Amour qui se traduit par sa présence de lumière qui irradie tout et pénètre jusqu’au cœur des hommes qui demeurent en Lui. Son doux visage est la Jérusalem céleste qui accueille en son sein tout homme nouveau qui renaît en Dieu. Homme nouveau, né du Ciel, né de Dieu et renouvelé par l’Esprit Saint. C’est là où les saints de tous les temps « reposent » pour l’éternité ; où par amour pour Dieu, ils ne cessent d’être en mouvement vers l’Amour inconditionné qui les a éveillés à eux-mêmes. Ils font partie de cette cité ; ils composent cette Jérusalem céleste. Ils ont rejoint les apôtres qui sont les premières pierres précieuses du Temple. Ils font partie intégrante du Temple qu’est Dieu et l’Agneau. Et dans cette création nouvelle, tout le peuple de Dieu est issu du Ciel. Le « monde ancien a disparu » tout comme l’homme ancien a disparu. Alors que « nous tous dont le visage découvert reflète la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en  gloire, par l’Esprit du Seigneur » (II Cor. 3, 18), la gloire qui nous attend dans la demeure du Père échappe à toute description tant ceux et celles qui peuvent contempler sa face sont semblables à Lui, à sa ressemblance, parce qu’ils Le voient tel qu’Il est (cf. Jn 3, 2). Et ce qu’ils voient, c’est eux-mêmes.
Selon le Dr. W. Kreiss, « Dieu se lie à son peuple comme un jeune homme à son épouse. » Bien que l’épouse, la Jérusalem céleste s’est « parée pour son époux » pour lui plaire, c’est Dieu qui lui donne  toute sa beauté, qui l’éclaire par sa grâce sanctifiante et son pardon, qui l’a lavée et purifiée de ses souillures pour la revêtir de sa gloire (cf. Eph. 5, 27).
Fini la mort ainsi que tout cri, toute douleur et toute souffrance. Dieu annonce non ce qu’il aura, mais ce qu’il n’aura plus. Toute larme est comme séchée définitivement et le visage de l’homme se transforme en sourire par la Présence consolatrice et apaisante du Père, tout comme un papa pour ses enfants. De péché, il n’y aura plus ; et tout ce qui est impur sera rejeté au loin de la maison du Seigneur : « Dehors les chiens, les enchanteurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres et quiconque aime et pratique le mensonge » (Ap 22, 15). Plus rien ne pourra souiller ce que Dieu a recréé. Toute vie se trouve finalement au sein de sa lumière et bénéficie de sa gloire donnée à tous de la même manière. Son amour ne fait pas de différences, le « Tout est en tous » : l’Amour, les amants et l’Aimé ne font qu’un, pour reprendre une parole soufi. C’est la vie que tout homme a toujours désiré tendre au fond de lui-même. Ce Saint des saints qu’est la Jérusalem céleste est cette dimension où Dieu règne et partage son trône avec chacun de nous. Nul besoin de temple, car Dieu est le Temple de tous, et nous sommes le temple de sa Présence.
L’Agneau de Dieu, au centre, en est l’image parfaite et le flambeau qui illumine les cœurs. Et ce que l’ange au roseau mesure, c’est la demeure de l’amour incommensurable de Dieu, c’est la sainteté même de Dieu qui illumine tous les êtres et toutes formes de vie. Chaque perle précieuse, comme posée sur la tête auréolée des apôtres placés devant chaque porte, est signe de leur sainteté intérieure, qui se manifeste extérieurement par l’éclat coloré de leur perle. Chaque perle a ses propriétés qui la distinguent des autres tout comme les qualités spirituelles différenciées de chaque apôtre. Chaque perle, dont la nature est l’incorruptibilité et la luminosité, correspond à un apôtre qui réfracte l’éclat pur de Dieu les rejoignant ainsi dans les profondeurs intimes de leurs âmes. C’est par leur témoignage illuminé par leur perle propre à chacun d’eux que chaque apôtre est une porte ouverte sur Dieu. Pierre décrit par un habit rouge et tenant dans sa main droite la clé qui permet d’ouvrir le Paradis céleste, à l’union d’amour avec le Christ, est associé au jaspe qui est généralement composé de plusieurs couleurs, est dans la miniature en vert foncé, André avec le saphir a une perle jaune et « Judas » avec la calcédoine est de couleur blanche. A la droite de l’image, Simon le Zélote porte une émeraude, Barthélémy une sardoine et Jacques la cornaline. Au bas de l’image et ayant la tête en bas, Jean porte la chrysolite, Philippe le béryl et Thomas la topaze. Enfin à la gauche de l’image, Jacques a la chrysoprase, Mathieu a la jacinthe et Mathias a l’améthyste. Aussi, tous les apôtres détiennent dans une de leurs mains un livre, le livre ouvert sur la vérité qui conduit les hommes à l’amour de Dieu. Témoins de Dieu sur terre, les apôtres sont comme les porte-flambeaux de Dieu dans le Ciel qui ouvrent à tout homme le bonheur d’être parmi les heureux « élus ».
Carrée à sa base, et cubique par sa longueur qui égalait sa largeur, la Nouvelle Jérusalem où au-dessus de ses douze portes dirigées vers les quatre points cardinaux pour recevoir tous les peuples, nations, langues et tribus de la terre se trouvent un ange qui veille, est un pur cristal, « à la fois par sa substance diaphane, incorruptible et lumineuse, et par sa forme. Elle est en fait la « cristallisation », dans l’éternel présent, de tout ce que le devenir – le monde changeant ou temporel – comporte de quintessences impérissables. » (Titus Burckhardt, Symboles, Recueil d’essais, Archè, 1980, p. 30)
Pour tout dire, il n’y a pas de mot assez grand pour décrire pareille vision. C’est à une explosion de couleurs aussi belles les unes que les autres que nous convie Jean. Des couleurs éclairées et surtout traversées par une même lumière tel un vitrail l’est du soleil. C’est à un monde renouvelé, transformé et transfiguré que Dieu nous invite à prendre part ; Il l’espère pour tous, pour chacun de nous, même s’Il paraît le donner de préférence à ceux et à celles qui ont cru en Lui et ont vécu de son amour. La transformation du monde sera semblable à celle de notre corps dans la résurrection. Même si la terre viendrait à disparaître selon l’idée catastrophique qu’on se fait le plus souvent de l’Apocalypse, telle la destruction par le feu, il jaillira hors de cette fournaise comme la création en terre du potier sortant du four la nouvelle création de Dieu. Et si « la mer n’était plus », c’est que l’abîme où furent précipités l’infâme Dragon, l’Antéchrist, la Bête et le faux prophète ne sera plus.  Quand Dieu dit : « C’est fait ! », c’est « toutes choses nouvelles » qui sont faites, dès à présent, depuis que le Christ est mort sur la croix et ressuscité dans la gloire du Père. Tout péché est expié une fois pour toute, la mort est vaincue pour toujours et l’ « enfer » est englouti à tout jamais par l’Amour divin. Enfin l’œuvre de Dieu entre dans son éternité entièrement glorifiée. Le face-à-face nous est dévoilé par une pleine communion avec Dieu dans une intimité si proche que son cœur se bat dans le nôtre. Ce n’est rien d’autre que cela le salut éternel : être amour. C’est cette présence de Dieu qui palpite déjà dans notre cœur en qui s’ouvre à Lui.
La façon d’avoir représenté la Jérusalem céleste se dit : diagrammatique. L’image est volontairement mise à plat, aussi bien la place que les murs et les portes qui constituent cette cité de Dieu. Cette perspective « abstraite » était pourtant familière au lecteur médiéval. Cette représentation de la ville céleste, comme vue d’en haut, aux murs d’enceinte projetés dans le plan horizontal, permet de montrer clairement les douze portes contenant chacune un apôtre. Ce schéma permet également de mettre en évidence la forme carrée de la Jérusalem céleste qui en fait « la quadrature du cycle céleste, ses douze portes correspondent aux douze mois de l’année ainsi qu’aux divisions analogues de cycles plus grands, tels que celui de la précession des équinoxes. » (Titus Burckhardt, Symboles, Recueil d’essais, Archè, 1980, p. 30) Précession des équinoxes qui serait, selon l’astronomie ancienne du monde, en particulier de la Perse, la « mesure-limite » du temps. L’architecture de la Jérusalem céleste ici peinte est empruntée à celle d’Al-Andalus par ses portes en forme de « fer à cheval » dit arc outrepassé. Au centre de la Jérusalem céleste, se détachant sur un sol en damiers  de verts et de bleus différents, allant du turquoise au bleu cobalt et du bleu outremer au vert véronèse constellé de fleurs stylisées rouges et jaunes comme un jardin aux fleurs persistant,  se trouvent l’Agneau de Dieu avec sa croix de victoire, l’ange mesurant l’enceinte de la ville céleste et Jean tenant entre ses mains le livre de la Révélation. Chaque élément de la place est en quelque sorte une nouvelle Jérusalem en réduction, un carré dans un carré plus vaste inscrit dans l’unité divine où se trouve le peuple de Dieu.
Plus une vision qu’un discours, l’image nous renvoie qu’imparfaitement à son prototype. La Jérusalem céleste dépasse toute image d’elle-même, tant la Lumière divine est à la fois son éclairage, sa lumière et sa splendeur ; et tant l’Amour qui l’habite la traverse de part en part.

Pascal Meier : deux icônes sur rondin


Pigments avec liant gouache et tempera sur bois.
1998





Pigments avec liant gouache et tempera sur bois.
1998

Pascal Meier : peindre les Beatus, les étapes pratiques


Pascal Meier, La félicité des élus dans la nouvelle Jérusalem (Ap 22, 1-5), folio 65.
Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 460 x 295 mm.
Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).


Chaque étape pratique correspond à une transformation de l’être. Ceci est valable tant pour l’icône que pour l’enluminure. Le peintre d’icônes va, en général, des couleurs les plus foncées aux plus claires, autant dire vers la lumière. Pour l’enluminure, chaque couleur a pour source la lumière et reflète un aspect de celle-ci, tout comme un être spiritualisé reflète un aspect du divin. Les formes dessinées, qui relèvent de l’intellect pour leur conception, se colorent par une âme réceptive à la Beauté divine. En quelque sorte, l’enlumineur brille par sa foi et colore sa spiritualité contemplative en Dieu. L’âme peut être illuminée de l’intérieur par la création d’une miniature en rendant aux couleurs leur éclat et en revivifiant la vision contemplative portée sur les formes symboliques.

Les étapes pratiques de cet art que j’ai pu réaliser à ce jour se résument dans ce qui va suivre. Je commence directement sans couche de fond préalable par le tracé des formes à la mine de plomb. Cette technique me permet d’intervenir à tout moment pour une modification ou un changement à effectuer. L’encre vermillon, d’une belle couleur rouge vive, vient recouvrir les contours du dessin préparatoire. Cette étape permettra, au moment de la pose des couleurs, d’éviter de perdre le tracé déjà établi. Pour une bonne partie des Beatus, les formes étaient tracées au préalable en rouge. Cela se remarque notamment pour les miniatures de l’Escorial. Intervient ensuite l’art d’enluminer proprement dit : les couleurs sont obtenues par le mélange de pigments en bonne partie minérale et quelques pigments d’origine végétale avec du jaune d’oeuf et un peu d’eau. Cette technique qu’on appelle « tempera » est très ancienne et aurait déjà été utilisée au temps des Romains. À de rares occasions, j’ai employé de la glycérine ou de la gomme arabique. Ces produits sont utilisés essentiellement comme liant avec le pigment, mais leur tenue est plus fragile que le jaune d’oeuf. D’autant plus que l’intensité lumineuse des couleurs est modifiée par tel ou tel produit employé. Pour certaines couleurs chaudes, en l’occurrence comme le rouge, j’ai appliqué la couleur avec une sorte de liant gouache déjà préparé. Ce choix a été intentionnel. Il apparaît par ce procédé une couleur plus mate mais à l’aspect plus velouté qui contraste avec la qualité de brillance rendue par la tempera. Ce jeu de consistances picturales autres et de rapports colorés différents changent notre perception des choses : les figures peintes à la tempera donne l’impression de briller de l’intérieur ; elles paraissent jaillir des fonds mats à la résonance plus matérielle de la couleur.

L’avantage principal de l’utilisation des pigments se trouve dans la préparation personnalisée des couleurs. En effet, chaque peintre peut ainsi créer ses propres couleurs à partir des pigments qu’il aura choisis. L’enlumineur pourra obtenir les intensités colorées souhaitées ou, par mélanges de pigments divers, des teintes plus nuancées. Selon sa perspective picturale, il peut créer toute la gamme de couleurs qu’il désire. À chaque nouvelle miniature ou selon le temps de réalisation de certaines, je prépare à nouveau mes couleurs avec les pigments adéquats.

Suivant l’oeuf employé, sa durée de conservation est de deux à trois jours si l’on veut obtenir une qualité optimale. Pour une meilleure préservation dans le temps, l’oeuf peut être mélangé avec un peu de bière ou de vinaigre. Bien souvent, il faut deux oeufs pour concevoir une miniature. Je commence par prendre la quantité de pigment que je souhaite utiliser et je le dépose dans un récipient émaillé qui préserve, à mon sens, mieux les couleurs. Ensuite, j’additionne du jaune d’oeuf avec un peu d’eau pour diluer le tout. Une colle avec du jaune d’oeuf ou de la caséine peut également être utilisée pour la dilution. D’autres procédés existent également (1). Le dessin préparatoire m’invite à contourner les formes et à peindre en fonction des surfaces disponibles. Un chiffon doux permet d’empêcher de frotter de notre main les surfaces déjà peintes afin d’éviter de les abîmer.

Comme j’aime travailler le pigment avec ce qu’il m’offre, certains d’entre eux sont plus transparents malgré l’usage d’un même liant. La quantité de ce dernier joue bien sûr un rôle dans l’aspect définitif de la couleur. Pour supprimer cette transparence, les couleurs doivent être gouachées avec l’adjonction de blanc de Meudon ou peintes une seconde fois. Il existe plusieurs façons d’obtenir une couleur avec telle opacité, brillance ou consistance. Il faut cependant veiller à ce que certains pigments ne soient pas mélangés avec d’autres qui ont pour effet des réactions chimiques modifiant dans le temps l’aspect escompté. Utilisée à l’état pur, la couleur a l’avantage de ne pas, normalement, faire encourir ce risque.

Comme je l’ai déjà évoqué précédemment, la peinture mozarabe subjugue par sa gamme chromatique saturée à l’extrême et par la franchise colorée des surfaces. Cette perspective est une parmi d’autres. Cependant, son rôle est déterminé par le contenu même de la vision peinte. Ces couleurs, aussi sensibles soient-elles, préfigurent la luminosité colorée du Paradis. Ces couleurs invitent donc l’âme à contempler et à refléter les couleurs d’en haut et de s’y « plonger ».

Tout comme pour une icône, j’applique les couleurs dans un ordre précis. Je débute par les bandes du fond de la composition. Je poursuis par les éléments architecturaux (avec lampes, autel, etc.), les animaux (bêtes, chevaux, etc.), les vêtements et leurs accessoires (couronnes, livres, etc.), pour terminer sur les visages et autres parties visibles du corps. Le cadre est peint en dernier ainsi que l’intervention de l’or sur les différents éléments tels que nimbes, livres ou croix. L’usage traditionnel veut que l’or soit déposé en premier afin d’éviter que des particules dorées viennent se déposer sur les couleurs. Comme je dépose l’or généralement au pinceau avec de la coquille d’or ou par mélange de jaune d’oeuf et d’alliage doré, je n’ai pas l’inconvénient de la feuille d’or qui se colle sur les couleurs, exception faite de la réalisation des dernières miniatures. Grâce à ce procédé, je peux mieux me rendre compte, dès le début, de l’effet que j’obtiendrai en répartissant les couleurs principales de la composition. La finition des détails observe la règle suivante qui se retrouve bien souvent dans la peinture chrétienne : je pars de l’ensemble pour me diriger vers les détails et je procède des éléments d’importance secondaire vers les éléments principaux. Pour le traitement des vêtements, par exemple, plusieurs couches de couleurs ont été appliquées. Les couches successives donnent à la couleur un aspect plus dense et une coloration qui ne peut s’obtenir par le mélange des couleurs sur la palette. Ainsi la richesse colorée est indéfiniment variée. Un rehaut de bleu clair obtenu par un mélange de différents pigments ajoute un éclairage et un relief singulier aux vêtements. Tout à la fin, je retrace avec une plume l’ensemble de la miniature à l’eau de noyer, afin de rendre à nouveau pleinement intelligible le dessin.

Bien qu’au départ le dessin au graphite s’établit dans sa structure générale avec la règle, l’équerre et le compas, le dessin préparatoire à l’encre vermillon s’effectue à main levée ainsi que la phase finale à l’eau de noyer, d’où une irrégularité du dessin. Vie aussi, car les traits dessinés sont donnés par l’impulsion de la main répondant de la personne, de sa vigueur et de son âme. Le dessin est directement appliqué sur le papier. Aucune esquisse, aucun calque ou quoi que ce soit n’a été employé. Les corrections ou modifications ont été directement rapportées sur l’image. À de rares occasions, j’ai recommencé entièrement la composition de l’image sur un autre papier. Quand nous avons les modèles qui conviennent et une conception claire dans notre tête, tout se réalise sans recherches pénibles ; et le temps vient s’inscrire autrement dans notre vie au quotidien. Un temps qui désire rejoindre l’éternité sous une forme particulière de prière.
Note

1. Voir à ce sujet : Dom Paul BLANCHON-LASSERVE, moine de Solesmes, Écriture et enluminure des manuscrits du IXe au XIIe siècle, Abbaye St-Pierre de Solesmes et Abbaye de St-André, 1926 ; Théophile,prêtre et moine, Essai sur divers arts, trad. comte Ch. DE L’ESCALOPIER, Clermont-Ferrand, Paleo, 20042 ; Cennino CENNINI, Il Libro dell’arte, trad. Colette Déroche, Champigneules, éd. Berger-Levrault, 1995.

Texte extrait de Pascal Meier, L'Apocalypse de Jean enluminée, Ed. Saint-Augustin,  (droits réservés). 

Patrick Ringgenberg : peindre la lumière



La Transfiguration

Théophane le Grec, Ecole de Moscou, vers 1403. Galerie Tretiakov.
Source de l'image : Wikimedia Commons.


Plus que le dessin ou même la couleur, le fondement à la fois technique et symbolique de l’icône est la lumière. La première lumière, dit l’Evangile, est le Verbe qui éclaire tout homme dans le monde (Jean I, 9). La relation du Père et du Fils est une seule Lumière qui naît d’elle-même, s’extasie par soi, s’aime en toute transparence.   

Pour le Christianisme des icônes, l’événement fondateur de la lumière est la Transfiguration du Christ. Jésus emmena un jour Pierre, Jacques et Jean sur une haute montagne, le Mont Thabor. C’est là qu’il fut transfiguré devant eux : « Son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. » (Matthieu XVII, 2). Au XIVe siècle, saint Grégoire Palamas (1296-1356) commenta l’événement et écrivit : sur le Mont Thabor, les disciples choisis virent « la beauté essentielle et éternelle de Dieu », « l’éclat supralumineux lui-même de la Beauté de l’Archétype, l’invisible vision elle-même de la parure divine, qui déifie l’homme et le rend digne de relations personnelles avec Dieu » (1). 

La luminosité de l’icône a hérité de la Transfiguration, comme si une étincelle de sa lumière avait allumé pour des siècles les pigments des peintres. Le fond d’or des peintures est appelé « la lumière » et celle-ci n’est autre que la luminance du Thabor. Anciennement, les iconographes commençaient leur ministère en peignant une icône de la Transfiguration. C’est la lumière qui initie le peintre à son art, car elle est toute l’icône : elle est une clarté du Verbe et l’énergie même de sa Présence dans les êtres.       

Puisque l’icône ne comporte ni ombres, ni clairs-obscurs, ni alternance du jour et de la nuit, sa lumière vient de partout et de tous les temps. Elle est simultanément sujet et objet, source et terme, essence et forme. Quel que soit le thème de l’icône – un saint, un événement biblique ou la Vierge – la lumière est présente dans les yeux, les paysages, les vêtements, les rythmes, les auréoles : elle est en toutes choses centre, principe, moteur, à l’image de la Lumière divine – centre, principe, moteur de la création. 

L’icône est une pratique de lumière. Son art est une montée vers le Christ embrasé par l’Amour, éblouissant de Vérité. L’image préfigure ainsi la « transillumination » des âmes et des mondes. Si l’univers a surgi de Dieu, sa vocation est d’y retourner un jour ou l’autre. L’Apocalypse évoque de manière à la fois obscure et éclatante la confluence eschatologique vers Dieu. Le mot grec « apokalupsis » signifie « révélation ». Le texte de saint Jean est moins la prophétie de catastrophes à venir qu’un dévoilement de Dieu. Or, toute révélation de Dieu est en même temps une transfiguration. Après le chaos des derniers temps, les épreuves de l’Antéchrist, la terre sera immortalisée dans le Ciel : ce sera à nouveau le règne de Dieu, tel qu’Adam le vivait avant de chuter. Le renouveau touchera toute la création : des atomes aux galaxies, des animaux à l’homme, du corps aux anges.

Cet événement atemporel qui clôt l’histoire est non seulement signifié par la luminosité de l’icône, mais également par la méthode chromatique du peintre. Ce dernier, en effet, ne pose pas les couleurs d’un seul bloc et par une seule touche. Il procède par couches successives et superposées. Sur un fond sombre, il applique par exemple un bleu foncé, qu’il recouvre ensuite d’un bleu plus clair, sur lequel il peint un bleu encore plus clair, et ainsi de suite, jusqu’à obtenir la juste teinte. Le bleu final résulte d’une superposition de nuances qui, graduellement, enluminent la couleur et colorient la lumière. Cet éclaircissement chromatique est une purification graduelle du coloris. L’icône symbolise une hiérarchie d’illuminations et un processus ascensionnel : la remontée de la matière vers la limpidité de Dieu, la clarification de l’âme dans la sainteté.

L’icône, d’ailleurs, comprend tous les ordres de la nature : le bois, qui accueille l’image, les pigments d’origine minérale, qui engendrent les couleurs, et le jaune d’œuf, qui, mêlé à de l’eau, sert de liant. Comme des ambassadeurs symboliques, ils représentent les règnes végétal, minéral et animal.  La texture de l’image récapitule les règnes du créé. Les matériaux de l’icône sont ordonnés à la figuration de l’homme, qui couronne la création : non de l’homme mondain, mais de l’Homme-Dieu, puis des saints, qui reflètent le Christ comme des miroirs jalonnant l’histoire. Loin de mépriser la matière, l’icône l’anoblit et la restaure dans sa fonction originelle. Elle la fait parler dans la lumière du Verbe et de la sainteté, en lui redonnant la qualité contemplative qu’elle possédait dans le jardin d’Eden. La transmutation du matériau participe à un même messianisme de la lumière : elle annonce dans le temps et dévoile avant l’heure la rénovation du monde.    
      
Pour le peintre, la clarté éclose sous le pinceau est une aurore de la Lumière. Or chaque couleur est un symbole de sa splendeur : chacune est une « apocalypse » – une révélation – de la transparence divine. C’est grâce aux coloris que la lumière peut s’incarner dans l’image. Si l’icône n’était qu’un dessin en noir, rien ne pourrait suggérer la chair lumineuse de l’Esprit, la matière spirituelle de l’âme, l’éclaircissement final du monde. Pour les théologiens, la couleur n’est pas seulement un embellissement de l’image, elle parachève la cosmogénèse de l’icône.

Le dessin précède l’application des couleurs : l’iconographe commence par écrire son image, comme un calligraphe, avant de la colorier. Le dessin est une phase nécessaire, mais la couleur est la belle vie de l’image. C’est par la couleur que le visage du Christ est pleinement reconnaissable, au sens littéral et contemplatif du terme. Le chromatisme révèle des facettes de la lumière : il colorie l’éblouissement mystique. Le rapport entre les couleurs et la lumière de l’icône est une relation de maternité. Les couleurs sont des enfants de la lumière, comme les hommes sont des fils de la Lumière divine.

D’un point de vue métaphysique, la lumière du Verbe est incolore, immatérielle, invisible. Le Christ, en revanche, est coloré, puisqu’il a incarné le rayonnement divin et revêtu les couleurs de l’humanité. Or, comment la personne divine, incolore et incorporelle, devint-elle un être humain coloré sur terre ? Par la grâce de Marie, mère de l’Homme-Dieu. C’est grâce à la Vierge que le Christ a pu naître au monde et se colorer des formes humaines. Marie est le prisme qui a décomposé la lumière du Fils en couleurs cosmiques ; elle est le creuset dans lequel le corps divin est devenu un corps mortel. C’est en son sein qu’une lumière achromatique s’est transformée en couleurs de l’âme et en chair colorée. La Vierge est la mère métaphysique des coloriages. En Dieu, elle est le cristal qui réfracte la lumière pure en couleurs universelles. Terre de miséricorde, elle est la Sagesse qui relie les couleurs à leur Transfiguration.

Cette symbolique éclaire la réalisation d’une icône, avec ses phases qui sont autant de cycles spirituels, à l’image des « jours » de la Genèse, qui ne sont pas des jours terrestres, mais les actes d’une créativité sans temps ni durée. Après avoir préparé la planche et avant de la colorier, l’iconographe exécutait un dessin préliminaire en noir. Cette esquisse préalable, sans laquelle aucune couleur ne pourrait être posée, symbolise l’intelligence formatrice du Verbe, qui mesure la création. C’est cet aspect de la cosmologie divine que reproduit symboliquement le peintre, en commençant par dessiner les contours de l’image. Après seulement, il peut disposer les couleurs en aplat, selon le procédé que nous avons décrit, et qui manifeste à la fois une descente de la Lumière vers les couleurs du monde et une remontée des couleurs vers la luminance divine.

La dynamique artistique reproduit ainsi un processus atemporel. Le dessin et la lumière correspondent au Verbe. Les couleurs représentent la vie, l’humanité ou l’âme : elles se rapportent à la Vierge, personnification de l’Humanité et de la Sagesse. En cela, l’icône imite la beauté du Christ, qui participait à la fois de la lumière du Verbe et des couleurs de la Vierge. Du Verbe, Jésus-Christ tenait sa forme humaine et la lumière qu’il a pleinement révélée sur le Mont Thabor ; et de Marie, image de la Maternité divine, il avait reçu les couleurs de la vie et de la terre. 

Le mariage de la lumière et des couleurs est la spiritualité de l’icône. Ses couleurs dépourvues d’ombres reflètent l’union de l’humain et du divin, dans la personne du Christ. Grâce à la maternité de la Vierge, le Christ fut ressemblant au Verbe. Par la grâce de la Mère de Dieu, le peintre peut retrouver cette ressemblance pour son art. L’inspiration mariale des couleurs explique pourquoi l’icône n’est jamais naturaliste. L’iconographe n’utilise que des couleurs pures et fondamentales, qu’il attribue aux personnages ou aux objets selon une tradition précise. Il peint le spectre des symboles : le réalisme des coloris ne l’intéresse guère, pas plus qu’un imaginaire chromatique. Il colorie d’abord l’invisible, avant de décalquer des couleurs naturelles : peindre un ciel en or est plus essentiel que le peindre en bleu, car la lumière divine est le vrai ciel, la voûte céleste que nous voyons n’en étant qu’un reflet lointain. Les teintes de l’icône sont une aquarelle de l’âme, pénétrée d’une éclaircie contemplative. Elles sont des états et des contenus de la Sagesse, des tons et des mouvements de l’Amour.




La Trinité

Andrei Roublev, Ecole de Moscou, vers 1411. Galerie Tretiakov.
Source de l'image : Wikimedia Commons.


Autrement dit, il n’est pas de couleurs sans lumière, et pas de lumière sans conscience spirituelle. Cette sagesse des couleurs réside dans le cœur : là où l’homme voit Dieu en s’unissant à Lui. La lumière du cœur est la sainteté, grâce à laquelle le Divin prend les couleurs de l’homme, et à travers laquelle les couleurs de l’âme prennent connaissance de la Lumière. Avant de se concrétiser dans des pigments, la couleur est la vie lumineuse de la contemplation. Le saint est le meilleur des coloristes, car il voit les couleurs dans la longueur d’onde de la Lumière divine. Il comprend la relation que chaque teinte entretient avec le Verbe.

L’icône est un équilibre entre la démarcation du dessin et le rayonnement des couleurs, l’austérité des contours et le déploiement des coloriages. Les qualités et les fonctions du dessin et des couleurs reflètent schématiquement celles du Verbe, Dessinateur et Loi de la création, et de la Vierge, qui est l’Energie intérieure et l’Ame de l’univers. Le dessin de l’icône est à la fois précis, clair et majestueux comme la Parole et la Géométrie divines, alors que son chromatisme est à la fois subtil, intériorisé et riche comme la sagesse de Marie.

Les tracés et les coloris se distinguent, se complètent, s’unissent aussi comme le masculin et le féminin, l’intelligence et l’amour, l’Esprit et l’âme, le corps et l’âme, la justice et la miséricorde, l’ascèse et la beauté, le rythme et la mélodie. Ces qualités s’entrecroisent également. Le dessin a une souplesse féminine, qui compense son rigorisme et l’empêche de se dessécher en formalisme sans vie. Les couleurs de l’icône ont l’énergie synthétique et la rigueur de l’Esprit, qui les préservent du sentimentalisme ou d’une expansivité tape-à-l’œil. Enserrées dans la matrice du trait, porteuses de lumière, les couleurs peuvent être complexes dans leurs nuances et leurs saturations, elles seront toujours sobres et mesurées dans leur palette. Dessin et couleurs sont là pour le mystère de l’Image, non l’Image pour l’esthétique. 


Note

(1) Défense des saints hésychastes, Troisième triade, III, § 9, Trad. Jean Meyendorff, Spicilegium Sacrum Lovaniense, Louvain, 1959, p. 712.


Extrait de L'art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu (droits réservés).

Patrick Ringgenberg : le peintre, entre l'art et le Christ


Saint Luc peint une icône de la Vierge.

Peintre inconnu, Russie, début 15e siècle.
Source de l'image : Wikimedia Commons




Des premiers siècles jusqu’à la synthèse byzantine des Ve-VIe siècles, l’histoire de l’art chrétien peut être lue comme un enfantement et un passage : une transformation de l’Esprit en tradition esthétique. Le travail civilisateur du Christianisme fut de remodeler l’héritage antique pour le rendre conforme à la vision que le chrétien a de Dieu et à la vision que le Christ a de l’homme. 

En effet, toute beauté peut relever d’une esthétique, mais toute esthétique ne s’enracine pas dans une spiritualité de l’intelligence. Pour le Christianisme, les œuvres de l’Antiquité véhiculaient une image positive de l’homme, faite de puissance, de grandeur et de noblesse ; mais ni cet homme ni cette image ne correspondaient à l’Homme révélé par l’Incarnation. 

A l’imitation sensorielle et psychologique du visible propre à l’Antiquité, l’icône substitue ainsi un symbolisme de l’incarnation spirituelle. Les saints sont représentés frontalement pour faire face aux spectateurs, et pour instaurer une relation directe entre l’image et la contemplation. Les rares représentations de trois quarts ou de profil sont réservées aux scènes de la vie du Christ ou des saints.

Les corps eux-mêmes perdent la sensualité, la dynamique, le réalisme qu’ils possèdent sur les bas-reliefs ou les peintures gréco-romains. Les artistes abandonnent les proportions classiques pour allonger et amincir le corps, intérioriser les gestes et universaliser l’expression. Un vêtement ample et stylisé, aux plis finement calligraphiés, recouvre entièrement des corps statiques, dématérialisés et dépassionnés, au charisme intérieur et rayonnant. Les visages connaissent une mutation analogue : deux grands yeux, ouverts sur l’Invisible et fixés sur la terre, soulignés par des sourcils noirs et des nez effilés, sont le cœur d’un visage dépourvu de modelés et de superflu. Les personnages sont à la fois intimes par leurs vérités physiques, lointains dans leur hiératisme, immédiats dans leur présence.

Comme dans le climat de silence des monastères, où le geste le plus infime prend un poids insoupçonné, l’icône est un monde de silence où les moindres détails éclatent comme une parole intense et inépuisable. Les vêtements des saints, qui les voilent tout en les révélant, ne laissent apparaître que le visage, image du cœur, et les mains, « langue » du visage. Les habits peuvent être royaux et richement ornés, pour suggérer la gloire de l’âme en Dieu, ou modestes, pour montrer son effacement dans le Verbe. Tout, dans l’attitude des figures, est signifiant, habité, apaisant. En se tenant droit, les personnages expriment une majesté, une transcendance, une noblesse qui appartiennent à l’Esprit, à leur vocation, à l’être de l’homme. Penchés, les courbures de leur corps évoquent alors la miséricorde, l’humilité, la souplesse et la douceur. L’expression de leur bouche ou de leurs yeux ne révèle ni rire, ni sourire, ni tristesse, mais un mystère de paix et de renouveau, au-delà des sentiments changeants des visages : leur « neutralité expressive » n’est pas froideur ou indifférence, mais un équilibre entre l’indicible, la pudeur et le rayonnement de la sainteté. Les gestes de la main disent sans bruit une relation de don de Dieu à l’homme. Le geste de tendresse de la Vierge ou le geste de bénédiction du Christ manifeste pour toujours cette grâce jaillie du Verbe et  que l’icône communique toute entière.

Le dépouillement esthétique des visages et des corps détermine également la mise en symbole des décors. Les personnages isolés sont représentés sur un fond d’or uniforme, qui supprime l’espace aussi bien que le temps et dont la luminosité déborde le cadre de l’image. Rien ne projette d’ombres et n’ombre le regard. L’icône exorcise les clairs-obscurs : elle montre un monde pénétré de l’intérieur par une clarté métaphysique. Dans les scènes de l’Ancien ou du Nouveau Testament, la nature, les objets ou les édifices sont également traités selon une intelligence iconique. Celle-ci stylise leurs apparences en quelques traits, afin que le spectateur puisse reconnaître immédiatement tel paysage ou tel lieu biblique, sans être dévié du sens de la scène par une surcharge de détails ou une théâtralisation hors de propos.

Les scènes sont structurées par des formes géométriques fondamentales : le cercle, le carré, le triangle, la croix ou la mandorle. D’un point de vue pratique, elles aident le peintre à organiser l’espace de l’image, les proportions et les rapports de ses éléments ; d’un point de vue symbolique, elles renforcent le sens de l’image, dévoilent une signification cachée et régissent des champs de force spirituels ; d’un point de vue contemplatif, elle fixe et charpente le regard du spectateur.

Dans la Trinité de Roublev (v.1360-1430), le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont représentés par trois anges, inscrits dans un cercle. A la fois cachée sous le dessin et reconnaissable par la position des anges, cette circularité régit la composition et le mouvement de l’image et suggère l’unité infinie de la Trinité, son éternité et sa perfection.

La scène de la Dormition de la Vierge est principalement régie par la croix. La branche horizontale « dessine » la Vierge étendue sur son lit et entourée des apôtres, alors que la branche verticale suit la position du Christ-Verbe debout derrière le lit, environné d’anges et tenant la Vierge glorifiée dans ses bras. Symbole de la réceptivité, de l’humanité, du cosmos,  l’horizontalité révèle la nature de la Vierge, figure de l’Humanité, de l’ouverture et de la confiance en Dieu. La verticalité, en revanche, est un symbole d’activité, d’ascension et de transcendance : elle désigne la fonction déterminatrice du Verbe. La branche horizontale est aussi le monde du devenir et de la mort, la branche verticale celui de l’immuable et de l’immortalité. Par la croix, l’icône montre la coexistence de l’éphémère et de l’éternité, puis le retour des créatures dans le Verbe, en lequel rien ne meurt.

Dans les icônes de la Transfiguration, on peut reconnaître un triangle posé sur la pointe déterminant la forme de la montagne, alors que la lumière du Christ est suggérée par un cercle ou une mandorle. Comme dans les exemples précédents, ces formes soulignent la valeur archétypique de la montagne, symbole de l’élévation vers Dieu, de l’axe reliant la terre et le Verbe, et d’une création hiérarchisée. Au sommet de la montagne cosmique, le Verbe rayonne, debout sur l’univers dont il est le Créateur et le Sauveur ; comme un cercle, sa lumière enveloppe toute la création et se diffuse partout de manière égale.

Pour construire des volumes, l’icône développera un type de perspective dite inversée. Son principe est en quelque sorte opposé à la perspective mathématique élaborée par la Renaissance. Au lieu de placer le ou les points de fuite à l’horizon, pour pouvoir tracer les diagonales qui donneront l’illusion de la troisième dimension, l’icône les place au bas de l’image : les lignes des volumes semblent alors converger vers le spectateur, et non dans une profondeur en trompe-l’œil. Ce procédé, qui permet de dessiner les meubles ou les parallélépipèdes des maisons, déforme les volumes, pour manifester l’infini sans espace de l’Esprit. Elle relie aussi le sens caché de l’icône au regard secret de l’homme : le point de fuite n’est pas l’horizon passager du monde, mais le cœur où Dieu se révèle à l’homme et où l’homme voit Dieu. 

L’icône terminée, l’iconographe inscrivait encore le nom, généralement abrégé, des personnages représentés, en grec dans le monde byzantin ou en slavon dans le monde russe. Sur la peinture sur bois, la fresque ou la mosaïque, le nom permet de reconnaître les saints et les anges et surtout d’inscrire leur rayonnement vivant dans la représentation. Car le nom sacré – de Dieu, du Christ ou de la Vierge – ou le nom sanctifié – des apôtres et des saints – relie directement à la réalité spirituelle qu’il désigne. Le nom de Jésus-Christ est une icône sonore et graphique, qui renferme potentiellement la présence du Verbe lui-même. Par le rite ou la prière, cette présence est actualisée et le nom revêt alors une efficacité sacramentelle, spirituelle et alchimique. Répété inlassablement dans le silence du cœur, avec une juste concentration et une intention droite, le nom de Jésus-Christ devient comme un feu intérieur, qui ne brûle pas, mais purifie, pacifie et illumine l’âme et le corps. Aussi, tout comme dans l’Antiquité la pose des yeux donnait vie à la statue, l’inscription du nom dans l’icône lui insuffle la présence du Nommé.


Extrait de L'art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu (droits réservés).